Au milieu de la course de notre vie, je perdis le véritable chemin, et je m'égarai dans une forêt obscure: ah! il serait trop pénible de dire combien cette forêt, dont le souvenir renouvelle ma crainte, était âpre, touffue et sauvage. Ses horreurs ne sont pas moins amères que les atteintes de la mort. Pour expliquer l'appui secourable que j'y rencontrai, je dirai quel autre spectacle s'offrit à mes yeux. Je ne puis pas bien retracer comment j'entrai dans cette forêt, tant j'étais accablé de terreur, quand j'abandonnai la bonne voie. Mais à peine fus-je arrivé au pied d'une colline où se terminait la vallée qui m'avait fait ressentir un effroi si cruel, que je levai les yeux et que je vis le sommet de cette colline revêtu des rayons de l'astre qui est un guide sûr dans tous les voyages. Alors s'affaiblit la crainte qui m'avait glacé le cœur pendant la nuit où j'étais si digne de pitié.

DANTE

LA DIVINE COMÉDIE

mercredi 28 octobre 2015

Retour sur l'Enfer

Signorelli. Les Damnés

RETOUR SUR L'ENFER

Enfant, je regardais à la télévision une émission de la chaîne française de Radio-Canada, Le Grand-Duc. Dans une forêt que le noir et blanc rendait ombrée et mystérieuse, on entendait la messe de saint Hubert jouée par les cors de chasse. Puis, sous une lumière ciblée, apparaissait ce qui devait être le diable, en tout cas le conteur. Ce personnage était joué par le comédien Jean Brousseau, le frère du chansonnier Hervé. Ce même acteur jouait aussi le rôle du jeune docteur Marignon dans les célèbres Belles Histoires des Pays d’en-haut. Chaque semaine, il nous racontait une sorte de conte gothique digne de ceux d’Hoffmann ou de Théophile Gauthier. Puis, par un fondu enchaîné, on entrait dans la dramatique du conte où des forces obscures agissaient toujours au cœur de l’intrigue. 

Bien entendu, nous n'y retrouvions rien de ce qui fait aujourd’hui la répugnance dans les films d’horreur où l’hémoglobine coule à flots dans des scènes de démembrements et de tueries. C’était un monde – ce monde québécois du début des années 1960 – encore plongé dans son catholicisme tridentin et imbu de superstitieux. Un monde qui aimait se baigner dans le mystère et le merveilleux plus que le fantastique. La science-fiction, les audaces technologiques, les mondes utopiques et futurisants trouvaient guère de place dans l’imaginaire populaire de l’époque, tout à l'opposé de ce qui se passait dans les pays anglo-saxons. Même les intrigues policières ou d’espionnage prêtaient davantage à la comédie qu’à l'ombrageux des auteurs de romans noirs, américains ou britanniques. On prendrait difficilement Pierre Daignault, l’auteur du célèbre feuilleton Ixe-13, pour un émule de Ian Flemming! Par contre, les contes médiévaux, les profondeurs insondables des forêts sauvages de la Nouvelle-France, le mystère que l’on ne parvenait jamais à percer de la vie animale, les rituels des sorciers autochtones, tout préparait à accepter la série où le premier plan montrait ce Grand-Duc qui donnait le nom à la série.

C’est en pensant à cette série quasi oubliée que j’ai entrepris de rédiger un blogue centré sur La Divine Comédie de Dante. Certes, on ne réécrit pas La Divine Comédie. On dialogue avec elle. Comme Boccace, Marguerite de Navarre, Sade, Eugène Delacroix, William Bouguereau, James Joyce, Pier Paolo Pasolini, Umberto Eco et tous ceux qui se sont penchés sur des études ou des anotations érudites de l’œuvre du Dante, je ne fais que me poser cette question : Si j’avais à écrire la Divine Comédie, aujourd’hui, comment en organiserais-je la poétique du récit?

 L'œuvre fondamentale de Dante est le produit de traditions millénaires commencées à l'aube des cultures des civilisations du Proche-Orient ancien et de la Méditerranée. Au XIIIe siècle, au moment où il rédigea son vaste poème initiatique, Dante disposait déjà d'un vaste matériel travaillé et retravaillé par des siècles de fantasmatiques des enfers. Comme le rappelle Georges Minois, auteur d'une Histoire des enfers, «C'est un des plus vieux cauchemars de l'humanité, lié à la peur du monde inconnu qui s'ouvre à l'issue de la vie».1 Il rappelle de même que «l'enfer existe dans toutes les civilisations, mais il évolue avec chacune d'elles» et que son histoire reflète «les anxiétés collectives des sociétés en essayant d'apporter une réponse au problème fondamental du mal moral»;2 «L'enfer est le miroir de nos hontes, de nos remords, du mal partout répandu. L'enfer nous colle à la peau, tunique indestructible, peau de caméléon, prenant les couleurs de l'angoisse du temps».3

Mais qu'est-ce qui à travers les différentes élabo-rations des lieux infernaux fait sens de l'unité des enfers? «Dans son acception la plus générale, l'enfer est une situation de souffrance subie par un être comme conséquence d'un mal moral dont il s'est rendu coupable. Cette punition diffère des peinesprescrites par la justice humaine : elle est infligée par des puissances surnaturelles ou réduite du destin vengeur. Le plus souvent, ces tourments touchent l'être au-delà de la mort, leur durée, toujours considérable, étant
Georges Minois
parfois éternelle».4 Cette définition de l'historien nous concerne, nous, aujourd'hui, comme elle concernait Dante en son temps. Elle fait la somme des imaginaires depuis l'apparition de l'idée de survie de l'âme; de l'existence d'un double (l'âme) qui aurait à répondre de la transgression d'interdits commise sur terre et qui justifierait une damnation éternelle. Sans l'idée de survie de l'âme, l'enfer est inconcevable. Sans l'existence de cultures ou de sociétés étroitement codifiées au niveau des mœurs, il serait tout aussi inconcevable. Les premières notions d'enfers qui nous soient parvenues sont, par contre, «dénuées de toute idée de rétribution ou de châtiment. Partout les enfers sont de simples séjours des morts, de tous les morts, sans distinction. Les formes en sont diverses, mais l'atmosphère en est toujours inquiétante. Car, instinctivement, l'homme craint l'au-delà : ce qu'il imagine dans un premier temps, ce sont bien des enfers, et non un paradis. Un décalque de la vie présente, une sorte de rêve où disparaît ce qui donne à l'existence son relief et sa saveur, un royaume des ombres dans lequel errent des fantômes sans joie. Certes, nul tourment n'est infligé, mais ces lieux sont bien lugubres».5

Toutes les mythologies témoignent de l'incapacité pour les cultures d'attendre le moment ultime de la mort pour visiter les enfers. En fait, malgré les cerbères qui en gardent les portes, on y passe commedans une passoire. La curiosité entraîne ainsi les hommes à visiter leur future résidence par des descentes aux enfers qui, de Gilgamesh à Homère, à Virgile, à Jésus même avant Dante et tant d'autres,

Ulysse aux enfers
font de ces pèlerins des explorateurs qui racontent par écrit leurs expériences et leurs rencontres faites dans les mondes infernaux. Dans la haute-antiquité, il y avait moins à craindre des enfers que dans le monde chrétien, puisque la vie aux enfers n'y était que la continuation de la vie terrestre. Aucune compensation n'étant prévue, «ce sont toujours les mêmes qui souffrent. En outre, ils se vengent sur les autres, dont le sort n'est d'ailleurs pas non plus très enviable : ils errent dans l'obscurité et dans la poussière. Notons l'absence de démons tourmenteurs. Les enfers ont bien des gardiens, qui veillent à ce que personne ne s'échappe, mais point n'est besoin d'inventer des supplices : les "damnés", rongés par leur ressentiment et se déchirant les uns les autres, sont leurs propres bourreaux».6 En ce sens, les enfers n'étaient que le miroir réflexif de la vie terrestre

C'est dans la civilisation assyro-babylonienne, héritière de Sumer et d'Akkad, que nous retrouvons les premières exigences morales élevées capables de faire des enfers un lieu de justice. À l'instar des codes judiciaires élaborés à partir du IIe millénaire avant notre ère - tel le fameux code d'Hammourabi -, les exigences morales «supposent..., que les dieux, comme le roi, punissent les coupables. Et comme celui exercé par la justice royale, le châtiment est immédiat et terrestre. Il se traduit par des malheurs divers : accidents, maladies, pauvreté, stérilité. C'est bien une justice immanente, dont les effets se font sentir jusque dans l'au-delà, puisque les malheurs de cette vie se prolongent après la mort».7 Autant dire que l'idée d'un enfer punitif s'est installé d'abord en ce monde avant qu'il ne soit projeté dans l'au-delà. Ceux qui commettent des péchés en cette vie sont châtiés immédiatement : «"Je suis pécheur et c'est

L'ombre d'Enkidu décrit l'enfer à Gilgamesh
pourquoi je suis malade", dit un hymne babylonien. Le prêtre tente d'obtenir la rémission de ces fautes. En cas d'échec, le malheureux souffrira également dans l'au-delà».8 «Ténèbres et poussières : ces deux éléments caractérisent les enfers mésopotamiens, dans lesquels les esprits, ailés, volent au hasard, avec pour nourriture de la boue. Tout espoir de fuite est vain : sept murailles aux portes verrouillées en défendent l'accès, à l'image des formidables fortifications babyloniennes de cette époque».9 À cette image, les Assyriens, apporteront une «teinte plus sauvage et plus terrifiante»; «un royaume peuplé de dieux monstrueux, mi-hommes, mi-animaux. Nedu, le gardien, a une tête de lion, des pieds d'oiseau, des mains humaines; Mamitu a une tête de chèvre, des mains et des pieds humains. "Le défenseur du mal avait une tête d'oiseau; ses ailes étaient ouvertes et il volait çà et là; ses pieds et ses mains étaient humains». «Saisi par le dieu infernal, Kummâ raconte : "L'enfer était plein de terreur; devant le prince, tout était immobile. Il hurla furieusement et me lança un cri épouvantable comme une tempête furieuse; son sceptre, qui accompagne la divinité, pleine de terreur, comme une vipère, il le brandit vers moi pour me tuer"».10

Minois attribue «cette dégradation de la vision de l'enfer» à «la cruauté des militaires assyriens. Les annales royales sont remplies des supplices infligés par le souverain à ses ennemis vaincus : on empale, on coupe les membres, on écorche, on crève les yeux. Le monde infernal subit les répercussions de ce déchaînement de férocité; à l'image du monde des vivants, il est gagné par l'épouvante, d'autant que sur terre les rois s'acharnent contre les morts afin de leur rendre l'"existence" plus pénible ou même de provoquer leur anéantissement, leur seconde mort».11 Cette invention de la seconde mort complète la définition primitive des enfers. Non seulement s'agissait-il de lieux où le damnés se voyaient purifié de ses fautes, mais aussi là où se déciderait de son éventuelle résurrection (ou réincarnation) ou de son complet anéantissement.

Proche de ce monde assyro-babylonien végétait le peuple hébreux chez qui on retrouve le shéol, «lieu souterrain situé "dans les profondeurs de la Terre" (Psaumes 63, 10); pour s'y rendre, il faut descendre... Il s'agit donc d'un vaste trou, qui, suivant les textes, prend l'allure d'un puits, d'une citerne, d'un gouffre, d'une fosse... Comme chez les Babyloniens, cette cavité souterraine gigantesque est fermée par une solide porte; c'est une prison dont on ne peut sortir... L'obscurité complète, le silence absolu, la boue, la poussière, les vers et la vermine règnent dans cette demeure. On n'y descend pas de gaieté de cœur, ainsi que l'exprime Job :

Ne sont-ils pas peu nombreux, les jours de mon existence?

Laisse-moi que je respire un peu,

Avant que je n'aille, pour n'en pas revenir,

À la terre d'obscurité et de ténèbres.

Terre d'ombres noires comme la nuit,

Ténèbres sans midi, et où la clarté est comme ombre. (Jo 10, 20-22)


Qu'ai-je à espérer? Les enfers sont ma demeure.

De ténèbres j'ai capitonné ma couche.

Au charnier, j'ai clamé : "Tu es mon père"

À la vermine : "Ô ma mère, ô ma sœur!"

Où donc est passée mon espérance?

Mon espérance, qui l'entrevoit?

Au fin fond des enfers elle sombrera,

Quand ensemble, nous nous prélasserons dans la poussière (Jo. 17, 13-16)».12

En Inde, à la fin du IIe millénaire avant notre ère, à l'époque védique, on retrouvait là aussi un trou (karta), une prison (vavra) ou un gouffre (parshana), proche du shéol hébraïque, le Naraka, composé de plusieurs endroits spécifiques aux types de péchés commis : «Dans cette demeure souterraine, le preta, ou trépassé, mène une vie de fantôme. N'éprouvant plus ni sentiments, ni sensations, il erre et remonte parfois tourmenter les vivants. Rien... n'indique l'existence d'un jugement et d'une séparation des bons et des méchants dans le Rig Veda et dans l'Atharva Veda».13 Dans le monde germanique, proche parent indo-européen, on retrouve une «vision d'un enfer souterrain pour tous, sans supplices, où les ombres des défunts errent dans une brume froide»; «là, le monde des morts est le Hel, ou "endroit caché", d'où dérivent l'anglais hell (enfer), l'allemand Hölle (enfer), hehlen (dissimuler); c'est aussi un trou un creux (anglais hole, allemand Höhle), tandis que le latin utilisera infernum (lieu d'en bas) dans les traductions de la Bible, et inferi pour les enfers païens».14 Ces thèmes se retrouveront également parmi les Scandinaves et les Celtes préchrétiens.

Par contre, il en allait tout autrement dans l'Hadès des Grecs, où on y retrouvait deux juges : Rhadamanthe, le héros crétois, renommé pour sa sagesse et pour sa justice - sans que l'on sache exactement de quoi il jugeait - et son frère Minos.. Ulysse qui, dans l'Odyssée, y fait une courte visite, n'y voit que des divinités tourmentées par les rancunes de Zeus. Lieu lugubre, «"à Hadès échurent les ténèbres brumeuses, à Zeus échut le vaste ciel", indique L'Iliade. L'entrée se trouve à l'extrémité du monde, là où coule le fleuve Océan, très loin vers le couchant. [...] C'est un monde souterrain très inquiétant : L'Iliade parle des "demeures terribles, vastes, qui font frissonner les dieux mêmes", "chez Hadès, dans les profondeurs cachées de la Terre". Monde clos - "L'Hadès aux portes fermées", dit Athéna - qui, dans Hésiode, ressemble à une jarre gigantesque ou à une caverne, fermé par une porte solide qu'on ne voit qu'avec effroi : "Je hais comme les portes d'Hadès", a coutume de dire Achille [...]. Dans ce monde qui, selon Hésiode et Homère, est humide et sent le moisi, il existe un étonnant réseau hydrographique : le fleuve Océan, qui le sépare du monde des vivants, son affluent, le Styx, et un sous-affluent, le Cocyte; quant à l'Achéron, c'est à la fois un fleuve de feu et d'eau glaciale».15 Ce qu'il faut retenir, c'est que cet enfer a deux niveaux, car sous l'Hadès se trouve, en effet, le Tartare, «lieu profond, prison des Titans, dont on ne revient pas. Zeux menace d'y envoyer les immortels qui lui désobéiraient... La distinction Hadès-Tartare indique déjà le début d'une différenciation entre les réprouvés : on la retrouvera dans le christianisme, entre l'enfer supérieur, d'où dérivera le purgatoire, et l'enfer inférieur, résidence de Satan».16

«Aussi loin que nous puissions remonter, les Égyptiens ont cru à la survie des morts dans un monde semblable au nôtre, où tous mènent le même genre d'existence, de manière atténuée, toutefois, et susceptible de dégradation progressive. Le défunt vit dans son cadre habituel, il utilise ses meubles et ses objets personnels, mais les différences sociales sont abolies».17 Plus que dans aucun autre lieu du croissant fertile, nous retrouvons chez les Égyptiens, un Livre des morts, véritable examen de conscience que l'individu récitait comme une litanie pour témoigner de sa droiture morale. «Que signifie cette litanie qui s'accompagne de formules d'autosatisfaction?», se demande Minois. Pour l'historien, «cette récitation équivaudrait à une purification, le défunt rejetant hors de lui-même toutes les formes de mal. D'une civilisation à l'autre, la liste des péchés apparaît remarquablement constante : négliger les devoirs envers la divinité, voler, tuer, commettre l'adultère, tromper les autres, les léser de quelque façon que ce soit, mentir, de manière générale manquer de solidarité envers les hommes. Ces fautes ne peuvent être toutes sanctionnées sur terre car beaucoup sont secrètes, et l'on doit s'en défaire après la mort. La déclaration d'innocence du Livre des morts serait ainsi plutôt l'équivalent d'une confession et d'un renoncement à toutes les formes du mal. Mais c'est aussi la reconnaissance de la culpabilité générale des hommes, chacun à commis au moins une fois dans sa vie ces fautes».18 

La particularité du Livre des morts, c'est de concevoir que le défunt avait encore un rôle à jouer dans l'au-delà, affirmant sa rectitude morale qui le rendrait apte à échapper à l'anéantissement définitif. Il s'agit du démembrement qui entraînerait, à l'exemple du mythe d'Osiris tué et découpé par son frère Seth, la destruction de l'unité de la personne. Aussi, une série de tortures visant à l'anéantissement du méchant le conduisait à la seconde mort : «Tortures variées et atroces mais non gratuites, et qui ont pour but de le réduire au néant»19 :

«L'anéantissement peut être obtenu par l'action d'Ammit, cet animal monstrueux à la tête de crocodile et au corps de lion et d'hippopotame qui dévore les méchants à la suite du jugement, comme on le voit sur des fresques tardives. Cependant, le processus est souvent beaucoup plus long. Les "damnés", que les Égyptiens appellent les "morts", par opposition aux "transfigurés", sont entassés dans des espaces obscurs et restreints; ils sont nus, boivent leur urine et mangent leurs excréments; la puanteur est insupportable; plaintes et gémissements sont les seuls bruits de cette atroce prison où tout se déroule à l'envers et où l'on marche sur la tête. Dans d'autres représentations, ce processus de déshumanisation est remplacé ou suivi par un dépeçage actif : la décapitation est fréquente, en particulier dans les peintures de la tombe de Ramsès IV, où les victimes sont représentées alternativement en rouge (le sang) et en noir (l'anéantissement); ailleurs, des épées enflammées découpent les corps attachés à des poteaux de torture ou enfermés dans des cages; chaque élément de la personnalité est détruit séparément : le bà, élément spirituel comparable à l'âme, le cœur, l'ombre elle-même sont déchirés, piétinés et surtout anéantis par le feu : bouillis dans des chaudrons, jetés dans des étangs de feu, sur des charbons ardents, brûlés par des serpents cracheurs de flammes, et ainsi de suite».20

Les chrétiens hériteront beaucoup de cet imaginaire infernal des Égyptiens, mais ils n'en retiendront que les aspects superficiels alors que pour les Égyptiens, il y avait là la prémonition d'une destruction totale des composantes des individus. Ce qu'en héritera l'enfer des chrétiens, c'est surtout la peine des sens : obscurité, bruit, puanteur, feu et déchirure des chairs : «L'enfer égyptien vise à la destruction des méchants, non à leur souffrance perpétuelle. Il incarne le désordre, comme le montrent les motifs de condamnation retenus contre eux : ces motifs sont toujours d'un ordre très général. Peu importe le détail de leurs fautes; ce qui compte, c'est qu'ils ont favorisé les forces de désordre et mis en danger le Maat, l'ordre social et cosmique».21 Les images se mettent en place et à l'approche de notre ère; tous ces éléments appelés à constituer la vision occidentale de l'enfer participeront du syncrétisme chrétien.

Il est notable qu'à partir du Ve siècle avant J.-C, la philosophie grecque commençât à sérieusement réinterroger l'existence de l'Hadès. Platon s'efforça de considérer que la mort était suivie d'un jugement, mais par qui et pour quoi? Les dialogues sont fort contradictoires sur ces points. Il se montre le plus précis dans le Phédon où il donne «une description de la géographie des enfers : dans les profondeurs de la Terre se trouvent une multitude de cavités plus ou moins grandes, plus ou moins profondes, communiquant les unes avec les autres, où coulent des fleuves de boue, de feu, d'eau froide et chaude qui débouchent parfois à l'extérieur, comme en Sicile. Pendant des siècles se transmettra la tradition selon laquelle se trouve sur cette île une des entrées des enfers. Au centre du dispositif figure le Tartare, vers lequel convergent tous ces fleuves et d'où ils se ramifient, au rythme de l'infernale respiration. Platon entreprend ensuite la fastidieuse énumération de ces fleuxves et des mécanismes de leur courant...».22 Conscient que tous ne seraient pas convaincus par ses mythes, plus comptait à ses yeux leur signification que leur exactitude réelle. Ici, ce n'étaient point les manifestations sadiques des enfers populaires qui le retenaient plutôt qu'une conception philosophique de l'enfer et de son rôle au niveau de la prise de conscience de soi.

Ce ne sera point l'objectif du poète latin Virgile qui entreprendra, à travers son héros, Énée, une descente aux enfers. Virgile, le guide du Dante, situait son entrée des enfers dans le marais de l'Achéron, près de Cannes, en Campanie, le lac Fusaro : «L'entrée se présente sous la forme d'une caverne entourée d'eaux noires, d'où sortent des exhalaisons nauséabondes. Énée et la Sibylle s'y engouffrent, puis la descente commence, dans le noir : "Ils allaient, obscurs, dans la nuit solitaire, à travers l'ombre et à travers les demeures vides et le vain royaume de Dis : tel, le chemin qu'on fait dans les bois, par une lune incertaine sous une méchante lumière, quand Jupiter a enfoui le ciel dans l'ombre et que la sombre nuit a enlevé aux choses leur couleur". Dans le vestibule résident de lugubres personnages : le deuil, le remords, la maladie, la vieillesse, la peur, la faim, la pauvreté, la guerre, la souffrance, la mort, la prison, la discorde. Allégories fort significatives : par l'intermédiaire de ces maux, l'enfer a des prolongements sur terre; l'idée d'un enfer commençant dès la vie présente naît ainsi dans ces images. À partir de là, certains philosophes n'hésiteront pas à transférer la maison mère dans ses succursales terrestres».23 Dans cette première étape, l'enfer latin ressemblait à celui du shéol des Hébreux ou des cavernes germaniques. Le véritable enfer commence lorsque la Sibylle entraîne Énée dans le Tartare :

«Le Cnossien Rhadamanthe exerce en ces lieux son très dur pouvoir; il met les fourbes à la torture et à la question, et les contraint d'avouer les forfaits qu'ils se flattaient en vain d'avoir cachés chez les gens d'en haut, et dont ils différaient l'expiation jusqu'à l'heure tardive de la mort. Tout de suite, armée d'un fouet, la vengeresse Tisiphone, sautant sur les coupables, les flagelle, et, de sa main gauche, brandissant vers eux ses reptiles torves, appelle la troupe farouche de ses sœurs [...]. Au-dedans, plus farouche encore se tient une hydre mons-trueuse aux cinquante gueules noires et béantes. Puis le Tartare lui-même s'ouvre en profondeur et s'étend sous l'empire des ombres deux fois autant que le regard mesure d'espace dans le ciel d'Olympe éthéré [...]. Je pouvais voir encore Tityos, ce nourrisson de la Terre, mère de toutes choses, dont le corps recouvre neuf arpents entiers : un monstrueux vautour au bec recourbé, rongeant son foie immortel et ses entrailles fécondes en supplices, y fouille pour trouver sa pâture, et habite sous sa profonde poitrine, et ne laisse point de relâche à ses fibres toujours renaissantes. À quoi bon te parler des Lapithes, d'Ixion, de Pirithoos? Les uns roulent un énorme rocher ou pendent écartelés aux rayons d'une roue; l'infortuné Thésée est assis et demeurera assis éternellement; Phlégyas, le plus malheureux, les avertis tous et les prend à témoin, de sa grande voix, dans l'ombre : "Apprenez par mon exemple à respecter la justice à ne pas mépriser les dieux"...».24

C'est ainsi que L'Énéide apparaît bien comme «le premier grand manuel touristique de l'enfer», pour reprendre l'expression de Minois.25 Comme il existait un lien entre l'enfer assyro-babylonien et le code d'Hammourabi, l'enfer décrit par Virgile apparaît étroitement lié à l'évolution du droit romain au moment où l'empereur Auguste entendait le resserrer face à la dissipation des mœurs et l'affaissement moral des Romains : «comme si les lois humaines étaient sanctionnées par les dieux : tromper la bonne foi d'un client est expressément condamné par la loi des douze tables; tuer sa femme et son amant est tout à fait légal, la loi Julia de adulteriis, de 17 av. J.-C., l'admet encore en cas de flagrant délit : c'est pourquoi on trouve en enfer non pas le mari meurtrier, mais sa femme adultère assassinée; ceux qui ont trahi le serment fait à leur maître sont les esclaves révoltés, dont l'époque de Virgile s'inquiète; celui qui cède sa patrie pour de l'or, c'est peut-être Curion, qui a vendu Rome à César; celui qui fait des lois et les annule, c'est peut-être Antoine. La liste des forfaits passibles de l'enfer est toujours intimement liée à l'actualité».26 Comme on le voit, Dante n'a pas seulement repris la structure poétique du poète latin, il en a repris également l'esprit, la portée morale des descriptions des cercles de l'Enfer, et la profonde signification intellectuelle.

C'est au moment où Virgile entraînait Énée dans les enfers qu'apparût le christianisme qui devait faire la prospérité du royaume de Satan. Paradoxalement, on ne retrouve guère d'allusions à l'enfer dans les textes évangéliques et autres écrits canoniques du Nouveau Testament. On y apprend «quasiment rien sur l'enfer, fait troublant lorsque l'on songe à la place capitale que l'Église accordera plus tard à cette croyance».27 C'est dans un discours de Pierre à Jérusalem qu'il y est dit qu'après sa mort, Jésus séjourna aux enfers avant de ressusciter le troisième jour. Affirmation reprise par Paul dans ses Épîtres aux Romains et aux Éphésiens, suggérant «également, de façon très brève, que Jésus, entre le Vendredi saint et le matin de Pâques, est allé rendre visite aux morts de l'Ancien Testament qui attendaient la délivrance. Autant d'allusions ambiguës, dans lesquelles le terme "enfer" n'est jamais employé»28 : «L'expression "descendre aux enfers", qui finira par devenir officielle, apparaît pour la première fois au milieu du IVe siècle, dans la "quatrième formule de Sirmium", rédigée par le Syrien Marc d'Aréthuse en 359. Quant au "symbole des apôtres", qui officialise la forme que l'on apprendra par cœur pendant des siècles, il est mis au point au Ve siècle en Gaule et en Espagne, et introduit à Rome, au Xesiècle seulement, par l'empereur Othon Ier, comme symbole baptismal destiné à remplacer celui de Nicée-Constantinople. L'idée d'une descente de Jésus aux enfers semble donc un ajout tardif fondé sur un passage très ambigu des Actes et de saint Paul».29 Il en ressort, comme le suggère Minois, «que l'idée d'un enfer pour les méchants, sans doute implicite dans les propos de Jésus, n'a jamais été développé par lui».30 Ainsi, dans l'Epistoia apostolorum, composée entre 140 et 160 en Égypte ou en Asie Mineure, «on y voit le Christ descendre aux limbes pour baptiser les justes et les Prophètes, condition indispensable à leur salut».31

Pourtant, on en était bien à l'époque où la géographie de l'enfer se précisait; où la nature des peines qui y conduisaient se définissait. Phénomène essentiellement de piété populaire, il se grefferait progressivement à la pastorale chrétienne. C'est dans un texte apocryphe, l'Apocalypse de Pierre, qu'apparaît la première description de l'Enfer des chrétiens, rédigé entre 125 et 150; rejeté des textes canoniques, il est d'inspiration mazdéenne, pyghagoricieenne orphique et du judaïsme. Il y est esquissé un premier classement des peines d'après les types de péché :

«Et je vis aussi un autre lieu en face de celui-là, affreusement triste. C'était un lieu de châtiment. Ceux qui étaient punis et les anges qui les châtiaient portaient des vêtements noirs comme l'était l'air en cet endroit.

Certains de ceux qui étaient là étaient suspendus par la langue : ceux qui avaient blasphémé la voie de la justice; et sous eux, il y avait un feu qui flambait et les tourmentait.

Il y avait un grand lac rempli de fange ardente, où se trouvaient certains hommes qui s'étaient détournés de la justice; et des anges chargés de les tourmenter se tenaient au-dessus d'eux.

D'autres encore, des femmes, étaient suspen-dues par leur chevelure au-dessus de cette fange incandescente, c'étaient celles qui s'étaient parées pour l'adultère.

Les hommes qui s'étaient unis à elles dans la souillure de l'adultère étaient suspendus par les pieds, la tête retombant dans la fange, et disaient : "Nous n'aurions jamais cru venir en ce lieu".

Je voyais les meurtriers et leurs complices, jetés dans un lieu étroit, plein de reptiles malfaisants. Ils étaient châtiés par ces bêtes, et ainsi se tordaient dans ce tourment. Sur eux, il y avait des vers, semblables à des nuages obscurs. Et les âmes de leurs victimes étaient là et regardaient le tourment de ces meurtriers, disant : "Ô Dieu, juste est Ton jugement".

Tout près de là, je vis un autre lieu resserré, où s'écoulaient le pus et la puanteur de ceux qui étaient châtiés et y formaient une sorte de lac. Là gisaient des femmes plongées jusqu'au cou dans cette sanie. En face d'elles gisaient un grand nombre d'enfants nés avant terme, qui criaient. De ceux-ci partaient des jets de flamme qui frappaient les femmes dans les yeux. C'étaient celles qui avaient conçu hors mariage et tué leurs enfants».32

Ce texte posait les bases de l'imagerie infernale chrétienne et qui devaient être alimentées par l'imaginaire des temps futurs. Déjà, on y reconnaît les traits caractéristiques du feu, de la puanteur, des anges (et non encore des démons) persécuteurs et que l'Enfer est un lieu de prédilection pour les femmes. «Le feu de l'enfer brûle mais ne consume pas».33 Hadès cessant d'être un lieu, devenait un tourmenteur, Satan, d'origine orientale, qui s'y montrait encore passif, victime plutôt que bourreau, façon de créer un syncrétisme entre les différentes fois du bassin de la Méditerranée orientale. Au niveau théologique, comme dans l'Hadès ou le Shéol, les âmes y restent jusqu'au Jugement Dernier, du moins selon saint Justin. Dans l'enfer, les âmes des bons sont bien séparées de celles des méchants, ces dernières vivant jusqu'à la fin du monde dans la peur du châtiment : «Les peines infernales sont-elles éternelles? Saint Justin semble hésiter, admettant implicitement que Dieu pourrait y mettre fin par l'anéantissement des damnés : "Je ne dis pas que toutes les âmes meurent, écrit le philosophe, ce serait vraiment une bonne affaire pour les méchants, mais au contraire que les âmes des hommes pieux restent dans un endroit meilleur, celles des injustes et des méchants dans un pire, en attendant le temps du jugement. Ainsi, celles qui ont paru dignes de Dieu ne meurent plus, les autres sont châtiées, aussi longtemps que Dieu veut qu'elles existent qu'elles soient châtiées».34 Justin fait preuve ici de mansuétude à l'égard des damnés, reconnaissant même que bon nombre d'âmes de païens pouvait aussi être rédimées par Dieu, ce que refusaient les autres théologiens de l'époque.

Ces récits exprimaient à travers un catalogue de supplices toute l'agressivité et la sexualité refoulées par la pastorale chrétienne qui se mettait en place dans les consciences. «Les besoins du clergé rejoignent alors ceux des fidèles : pour imposer ses exigences morales le clergé recourt à ces images terroristes qui satisfont symboliquement les désirs refoulés des seconds. Le long succès de l'enfer tient en grande partie à cette double nécessité; les tortures atroces soulèvent peu d'opposition car elles servent les intérêts complémentaires des uns et des autres. La complicité inconsciente entre clercs et fidèles dans la perpétration de ces atrocités est d'autant plus aisée que ces supplices se déroulent dans l'imaginaire. Les tortionnaires sont les démons, incarnation du mal, et l'enfer est permis par le bien suprême, Dieu : au sentiment d'irréel s'ajoute celui d'irresponsabilité totale à l'égard de ce qui se passe dans l'enfer».35 Ce que Jean Delumeau appelle la pastorale de la peur. Elle satisfaisait les humbles auxquels on demandait de sacrifier leur existence - de vivre de manière austère et mortifiée -, tout en satisfaisant les puissants et les riches qui s'en servaient pour intimider et menacer les esprits revêches. Telle se développait la vision proprement populaire de l'enfer.

Tout à côté, on retrouve une vision plus élevée, plus philosophique de l'enfer. Chez Origène (IVe siècle), par exemple, qui «affirme que la souffrance du damné vient du fait qu'il s'est placé lui-même en dehors de l'harmonie universelle créée par Dieu, ce qui provoque dans sa personne un déchirement insupportable. Dieu ne nous envoie pas en enfer, c'est l'homme lui-même qui se met en situation d'enfer par sa mauvaise conduite et qui en souffre»; ainsi, «chaque pécheur allume pour lui la flamme de son propre feu et qu'il n'est pas plongé dans un feu qui aurait été allumé par un autre et qui aurait existé avant lui».36 L'enfer serait donc le résultat du mauvais emploi du libre-arbitre laissé à l'individu; le feu et les vers n'étant autre chose que les remords de la conscience. Mais la grande nouveauté d'Origène demeure sa doctrine de l'apocatastase, c'est-à-dire de la restauration universelle de toutes choses dans leur état premier, purement spirituel; autant dire que tout reviendrait dans sa situation d'origine au sein du bien suprême de Dieu; que les damnés, une fois accompli le temps des pénitences, seraient également sauvés. Son disciple, Didyme l'Aveugle, allant même jusqu'à affirmer que les anges déchus - les démons - auraient été rachetés par le Christ et seraient sauvés. Exprimée dans le Contre Celse, cette doctrine était réservée aux clercs et aux intellectuels, le petit peuple risquant d'être désorienté en interprétant mal cet exposé. Minois insiste qu'à partir d'Origène, «l'enfer populaire et l'enfer savant sont irréductibles l'un à l'autre».37

Les philosophes et théologiens parlaient en effet de justice, mais le petit peuple, dévoré par les ressentiments d'une existence pleine d'injustices et de violence, penchait davantage du côté de la vengeance, et l'imaginaire de l'enfer répondait entièrement à ses vœux. Il avait du mal à accepter le pardon : «Le fidèle ordinaire peut admettre la pratique du pardon dans cette vie provisoire, à condition que la condamnation soit définitive dans l'autre monde. Si le pire criminel, si le diable lui-même peuvent espérer la fin de leurs peines, alors la vertu ne vaut pas les sacrifices consentis pour elle»; d'autre part, dans la mesure où l'Empire tendait à se désagréger et que l'État se faisait totalitaire, les peines sévères devenaient indispensables au maintien de l'ordre social. L'enfer éternel devint donc la peine capitale issue du Jugement Dernier.

C'est en 632 que les tribus arabes, converties à l'enseignement de Mahomet, l'islam, se sont lancées dans le Djihad visant à étendre leur religion contenue dans le Coran. Autant la Bible se montrait-elle avare de descriptions de l'enfer, le Coran, lui, abonde en précisions. C'est un enfer exclusivement populaire où on y retrouve une synthèse des enfers précédents :

«Les étages de l'enfer, ou darakât, correspondent aux différents types de péchés, depuis les moins graves, en haut, jusqu'à l'hypocrisie, en bas. À chaque niveau, le tourment essentiel est le feu, sous toutes ses formes. Comme toujours, la tradition s'est chargée de multiplier les tortures avec un raffine-ment sadique : des charbons ardents sont placés sous la plante des pied des damnés pour leur faire bouillir la cervelle; ils porteront des vêtements et des carcans de feu, des tuniques de goudron enflammé, des babouches de fer incandescent; ils seront enfermés dans des cercueils de métal chauffé à blanc; des dragons leur enfonceront des griffes de feu dans les yeux; ils devront escalader des montagnes brûlantes sous une pluie de brandons. "Leur nourriture, du feu; leur boisson, du feu; leur vêtement, du feu; leur lit, du feu", dit Ghâzâli. Au fond de l'abîme, un océan de feu; ceux qui émergent sont brutalement replongés dedans à coups de massue par les gardiens; sur le bord de cet océan guettent serpents et scorpions géants, qui transpercent tous ceux qui sortent, aux yeux, sur les lèvres, sur le sexe, et leur venin brûle atrocement pendant dix ans. Les corps des damnés sont dilatés de façon monstrueuse afin d'offrir plus de prise aux diverses souffrances, et ils se renouvellent sans cesse : "Nous les brûlerons au feu. Chaque fois que leur peau sera cuite, nous leurs remplacerons leur peau par d'autres, pour qu'ils goûtent le châtiment". Aux prédicateurs hypocrites on coupe les lèvres avec des ciseaux de feu, mais elles repoussent sans cesse.

Il existe aussi des lieux glacés, ainsi que le supplice de la faim et de la soif : la nourriture infernale est fournie par le fruit de l'arbre zaqqûm, qui croît au fond de la fournaise. Sur cette plante épineuse poussent des têtes de démons; lorsqu'on en mange, elles brûlent la gorge et l'estomac, et pour se rafraîchir, il n'y a que de l'eau bouillante, à moins que l'on ne préfère un mélange de sang pourri et de pus qui coule des plaies des damnés; dès que l'on en boit, on vomit, et il faut recommencer à se nourrir avec les fruits du zaqqûm. Tous les mille ans, le feu se renforce encore, si bien qu'il finit par devenir noir, brûlant et ténébreux à la fois; son combustible, ce sont les damnées et les djinns».38

Malgré cet imaginaire terrifiant, il faut retenir que l'enfer musulman n'est pas un enfer total : il y manque le désespoir; les damnés peuvent attendre le recours d'Allah. La peine du dam - la séparation totale d'avec Dieu - y est également absente. «Dans la tradition chrétienne, la pire souffrance est d'être coupé de Dieu. L'enfer musulman a emprunté et développé les aspects pittoresques, en y ajoutant un certain piment oriental, mais il reste superficiel et incomplet. Il lui manque la peine essentielle et une lueur d'espoir demeure. À tout prendre, il vaut mieux tomber dans l'enfer musulman que dans l'enfer chrétien, la plus implacable, la plus totalitaire et la plus désespérante machine à broyer les méchants que le génie humain ait jamais inventée».39 Machine qui a été peaufinée entre le XIe et le XIIIe siècle par les scolastiques européens.

Avec les théologiens de la scolastique, les deux enfers, le populaire et le philosophique, vont se fondre en un seul. C'est l'enfer tel que peint par Hiéronymus Bosch (1450-1516) :

«Au XIIe siècle, des bêtes fantastiques, griffons, dragons, hydres, dévorent les damnés de Beaulieu; Satan trône près de sa chaudière à Conques. Frappés par l'inflation de l'horrible qui marque les XIVe et XVe siècles, les historiens ont souvent minimisé les représentations infernales du XIIIe siècle. Ils sont pourtant bien là, les démons cornus et hideux qui, dans les voussures du portail du Jugement dernier d'Amiens, maltraitent les damnés, les tirent avec des crochets, les étrangent, les jettent dans la chaudière, et ceux de Reims, qui font bouillir les âmes, et ceux de Bourges, qui activent le feu tandis que des crapauds sont suspendus aux mamelles des femmes ou bien pénètrent dans la bouche des damnés. À Amiens, les chevaliers de l'Apo-calypse annoncent la terreur; à Paris, c'est la mort elle-même, les yeux bandés, qui arrive à cheval, portant en croupe un cadavre. À Autun, à Reims, la troupe lamentable des damnés, toutes conditions sociales confondues, est enchaînée et entraînée vers la gueule de l'enfer; Satan se joue d'eux. Les avares, la bourse au cou, sont mêlés aux impudiques et aux orgueilleux. L'entrée de l'enfer, c'est la gueule du Léviathan d'où sortent des flammes, dont parle le livre de Job. Au centre de la scène, saint Michel effectue la pesée des bonnes et des mauvaises actions, tandis que Satan guette sa proie et n'hésite pas à appuyer sur le plateau du mal. Le thème de la balance, qui n'apparaît nulle part dans l'Écriture, est hérité de l'Égypte et de l'Orient. Les sculpteurs se servent de toutes les images. Certes, l'enfer n'occupe pas encore la première place, mais il n'est pas absent, bien loin de là. Il est à sa place dans la grande histoire du monde. Il représente l'échec, l'inévitable déchet d'une humanité libre et imparfaite».40

Mais, bien avant Bosch, Dante, déjà, avait élaboré l'esthétique morale de l'enfer. «Dante n'innove guère», juge Georges Minois. «ses prédécesseurs ont souvent fait mieux - ou pire - dans le domaine des horreurs».41 Pour l'historien, «L'Enfer de Dante est la cathédrale du mal»42 :

«L'œuvre de Dante est à la jonction entre l'enfer populaire et l'enfer intellectuel et théologique. Au premier, elle emprunte ses images, au second, sa rigueur logique. Cette alliance du concret et de la clarté rationnelle est la principale raison de son succès. Les enfers visités jusque-là étaient de véritables chaos, à la topographie des plus confuses, véritables paysages de rêves, peuplés de vallées, fleuves et lacs sans aucun lien les uns avec les autres, de supplices désordonnés, d'épisodes contradictoires. Le purgatoire se mêlait à l'enfer de façon inextricable, même si les visions les plus récentes présentaient une théorique séparation d'étages. La faune infernale mêlait dragons, monstres bizarres, animaux réels et démons. Les peines étaient différentes suivant les fautes mais n'avaient guère de rapport logique avec la nature des péchés commis. Dante organise, classe, structure, ordonne : son enfer est géométrique, formé de cercles concentriques; il a une entrée, un vestibule, des enceintes, des salles, une sortie, des passages balisés et gardés; suivant les lieux, on voyage à pied, en barque, à dos de centaure, dans les mains d'un géant; lacs, fleuves et marais s'ordonnent de façon logique; les notations de temps sont précises. L'enfer de Dante est une vaste construction intellectuelle à l'image des sommes théologiques de son temps; Dante est un Thomas d'Aquin visionnaire; tous deux classent et subdivisent l'un les images, l'autre les idées. L'œuvre des deux Italiens marque le sommet de la scolastique. La Somme et L'Enfer, constructions rationnelles, sont irréfutables à partir du moment où l'on admet leurs prémisses».43

À une époque où, à côté des cinq grandes cités de la péninsule italienne (Milan, Venise, Florence, Rome et Naples), voisinaient des villes moins importantes mais tout aussi dynamiques et modernes, il apparaissait dans l’esprit de Dante Aligheri (1265-1321), fier citoyen florentin, que les espaces où il allait distribuer ses cercles de l’Enfer, du Purgatoire et du Paradis ne seraient pas des espaces géographiques précis, mais symbolique et cosmologique. Le Paradis n’était situé ni à Rome ni à Florence et l’Enfer à Naples ou à Ravenne, ville où il devait mourir en exil, chassé par les florentins partisans de l'intervention de Charles de Valois dans les affaires italiennes. Dante jugeait sévèrement les comportements humains, il punissait ou récompensait selon les vices ou les vertus témoignés par des divinités païennes, des personnalités historiques ou même des contemporains qui lui avaient causé quelques torts. Dans la mesure où l’espace dantesque n’est pas géographique – et lorsqu’il se sert d’indications géographiques, ce n’est que pour donner un aperçu superlatif du lieu cosmologique -, Dante pouvait se donner pour guide celui qui, à ses yeux, était le plus grand poète : Virgile (-70 à -19 av. J.-C.), le poète latin des Bucoliques et des Géorgiques. Virgile était surtout connu comme le poète officiel de l’empereur Auguste pour lequel il rédigea son poème épique racontant la fondation de Rome, l’Énéide, une suite à l’Iliade de Homère, afin de rattacher la famille de l’empereur à celle du noble troyen Énée qui aurait échappé à la destruction de Troie. L’effet poétique que cherchait Dante dans cette curieuse rencontre aux enfers, visait à confronter le poète latin reconnu pour poser un regard tendre sur la nature à un milieu brutal, hostile, proprement destructeur. Voilà pourquoi, préférant le dolce still nuovo, la langue vernaculaire des Florentins, au latin classique des clercs, Dante se donna les paramètres de son défi littéraire. Ce faisant, il créait non seulement la littérature italienne moderne, mais la volonté pour tous les groupes linguistiques de l’Europe de s’exprimer désormais dans la langue du pays et non plus dans celle des scripteurs qui gravitaient au service du clergé. C’était une révolution civilisationnelle qui contribua plus qu’aucune autre à détacher la jeune civilisation occidentale de sa matrice, l'Église romaine.

Dans l’esprit du Dante, l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis ne sont pas des mondes extérieurs, mais bien des mondes qui, nés des damnés ou des élus, les enveloppent comme une aura. Nous créons le monde dans lequel nous nous enfermons, pour le meilleur et pour le pire. Plus nous aurons été, au cours de notre bref passage sur terre, monstrueux et ignobles, plus nous subirons les peines les plus infamantes, les plus spectaculaires et les plus abjectes de l'Enfer. Il ne s’agit pas, pour le poète, de se vautrer dans un cynisme mesquin ou ruminer un ressentiment vengeur. Bien au contraire. Dante éprouve toujours de la pitié et de la compassion pour le sort pathétique qui atteint les damnés. Parfois il perd conscience quand il voit les supplices horribles qui s’acharnent sur eux. Ils sont repentants ou n’ont rien perdu de leur vindicte. Chacun porte la marque de son pathos (comme Francesca da Rimini et Paolo Malatesta, les amants adultères tués par le mari jaloux), ou de sa honte (Ugolino della Gherardesca qui, prisonnier à Pise, aurait vu ses enfants mourir de faim et les aurait dévorer pour survivre un peu plus longtemps). Tous  ces personnages historiques sont désormais oubliés tant ils appartiennent aux anecdotes des villes italiennes du XIIIe siècle. Aujourd’hui, ils feraient les manchettes du «Allô Police!» et du «Journal de Montréal». Ils serviraient, comme Monica Lewinski, d'héroïnes de faits divers ou, comme Hannibal Lecter, de figures de cinéma abominables commettant la pire des transgression. Hannibal-le-cannibale n'est-il pas une version moderne de Ugolino della Gherardesca? Mais, dans la mesure où le temps du Dante est celui d'une faune rugissant des entrailles des riches cités italiennes ambitieuses et belliqueuses; la violence impitoyable et sanguinaire de ces confrontations justifie la terribilità qui hante l'espace infernal du poète.

C'est à l'époque de Dante que l'enfer occidental commença à se peupler de ces bêtes que l'on retrouve dans les tableaux peints par Bosch et par Breughel; ces animaux fantastiques contribuaient à rapprocher l'enfer du monde terrestre, créant une atmosphère infernale faite de famines, d'épidémies et de guerres semant la dévastation et la mort. «Seul le surréalisme, peut-être, sera apte à créer une atmosphère infernale, atmosphère d'absence, de temps figé, de silence et de mort : "Enfers laïques, sans Dieu et sans diable, sans homme aussi, enfers qui s'ignorent, et qui n'en sont peut-être que plus épouvantables", écrit Bernard Dorival».44 C'est qu'à ce moment, on commençait à considérer que l'enfer était une réalité beaucoup plus terrestre que surnaturelle. D'ailleurs, l'au-delà commençait à perdre de sa vigueur dans les esprits de plus en plus rationalistes. Si l'époque des grandes réformes religieuses redonna une vitalité à la rhétorique sur l'enfer, en retour, les clercs et les artistes ne s'intéressaient guère au sort des élus, et l'imaginaire du Paradis devint déficitaire par rapport à l'enrichissement de la fantasmatique infernale. Si le Christ était descendu aux enfers, comme le rappelle le Credo, désormais, c'est dans l'enfer de chacun que, quotidiennement, il redescendait. Qu'importent les cultures, l'enfer se voyait désormais «régi par une logique et des sentiments humains; il dépend étroitement de l'esprit inventif des hommes, qui se sont surpassés pour imaginer ce que pourrait être la souffrance absolue»,45 miroir amplifié des douleurs terrestres. Au sortir de l'enfer baroque, le scepticisme philosophique, illustré par Bayle, annonçait la fin prochaine de l'enfer théologique.

Aux lendemains des révolutions du XIXe siècle, les Églises, sous l'effet du trauma déchristianisateur, tentèrent de revigorer la rhétorique de l'enfer. Joseph de Maistre s'y appliqua avec un talent propre à renflouer la pastorale de la peur. «Pour l'abbé Bedouin, curé de Mably, dans la Loire, le simple fait d'être heureux sur terre mérite l'enfer. Nous sommes ici dans une vallée de larmes et nous devons passer notre vie à pleurer. Le rire est une insulte à Dieu...».46 De son côté, le curé d'Ars prêche des sermons imprégnés de terreurs : «Comme ses confrères, ill envisage la damnation de la grande majorité de l'humanité, à commencer par les gens mariés. Comment peut-on envisager d'aller au ciel en étant soumis tous les soirs à la tentation de l'abominable péché de la chair?».47 Plus que jamais les fantasmes infernaux confinaient à l'horreur du sexe. À la fin du XIXe siècle, une revue, «L'Ami du clergé», disponible auprès de dix mille abonnés en 1913 (la revue avait été fondée en 1878), demandait le plus sérieusement du monde où situer l'enfer? «Cette question, répond "L'Ami" en 1903, ne doit pas être regardée comme oiseuse, parce que par les volcans et bien d'autres indices on peut non seulement conjecturer, mais affirmer avec quelque certitude même d'expérience qu'il y a au centre de la Terre un feu qui ne doit point s'éteindre et qui est bien autrement terrible que le feu sur la Terre, et qui peut très bien former ce lac de feu, cet étang de soufre et de feu, cette fournaise ardente, ce puits de l'abîme, dont parlent sans cesse nos livres saints et alors nos impies ne pourraient plus affirmer avec tant d'audace et de certitude que personne ne l'a vu ni senti"».48 En appeler au témoignage des volcans ramenait à l'enfer hellénique des forges de Vulcain! Cela signifiait que l'imaginaire avait fait le tour du concept d'enfer.

Cette fossilisation, comme l'appelle Minois, se vérifie auprès des dictionnaires théologiques qui finissent par ne plus comporter d'article "Enfer". Pourtant, note l'historien. Jamais on aura autant mentionner l'enfer qu'au XXe siècle. On a qu'à penser à la première page du quotidien «La Presse» de Montréal qui titrait «C'est l'enfer», au lendemain de la première journée de la crise du verglas de janvier 1998 dans le sud-ouest du Québec, ou de l'image que les écologistes donnent du monde sous le réchauffement climatique à la fin du XXIe siècle! Dans «ce siècle où l'on n'y croit plus, ou presque plus. Le mot lui-même est à la mode : "C'est un enfer!" dit-on à propos de tout et de rien. C'est que, pour remplacer l'enfer tradi-tionnel, l'homme a trouvé des substituts de choix grâce à sa puissance technique. Nous ne nous y attarderons pas : guerres, mondiales ou localisées, camps de concentration et goulags, en passant par la bombe atomique, chômage de masse, famine chronique, pollution généralisée, dictatures totalitaires, folie collective de masses fanatisées ou sciemment abêties, autant d'enfers artificiels, créés par nos sociétés. À côté de ces enfers conjoncturels, les sciences humaines ont révélé l'existence d'enfers structurels, beaucoup plus insidieux, quasiment indestructibles parce que liés à notre condition d'homme. S'ils ne sont pas éternels, ces enfers sont aussi durables que l'humanité et nous collent à la peau comme une tunique de Nessus».49

Le scepticisme à propos de l'enfer ne date pas du XVIIIe siècle des philosophes. Dès l'Antiquité classique, le poète Lucrèce (vers 100-55 av. J.-C.), «à travers sa grande œuvre, De natura rerum, poème didactique en six livres dans lequel il expose la pensée d'Épicure, on entrevoit un homme solitaire et tranquillement pessimiste, plein de pitié pour l'humanité. Cette dernière n'a certes rien à craindre dans l'au-delà, où il n'y a rien : la mort est totale : "Il faut chasser et culbuter cette crainte de l'Achéron, qui, pénétrant jusqu'au fond de l'homme, jette le trouble dans la vie, la colore tout entière de la noirceur de la mort". Lucrèce reproche aux diverses religions d'avoir créée ces mythes infernaux qui entretiennent notre angoisse, alors que "c'est le plus souvent la religion elle-même qui enfanta des actes impies et criminels"».50 C'est cette opinion qui reviendra au XIXe siècle, avec la position de Hegel à ce sujet. Bien que minoritaire la position de Lucrèce fut reprise à l'orée du christianisme par les gnostiques orientaux : «D'une certaine façon, pour la sensibilité gnostique, l'enfer, c'est l'existence. Pour quelques gnostiques on peut d'ailleurs parler d'une véritable angoisse existentielle, idée déjà aperçue chez Lucrèce et qui réapparaît régulièrement dans l'histoire. Le gnostique a le sentiment d'être bloqué dans ce monde, sans possibilité de fuir, car après cette vie l'âme se réincarne. Le monde matériel, œuvre d'un dieu mauvais, est de nature infernale : "Qui me sauvera de l'angoisse infernale?" demande un hymne gnostique. Lieu d'agitation absurde, soumis aux puis-sances malfai-santes, le monde ressemble à une forteresse close, entourée de murs et de fossés, à un cloaque, à une prison ténébreuse, à un désert, à un chaos, transposition dans cette vie des images de l'enfer classique. Infernales sont les lois de la nature, l'ordre du monde est mauvais, en particulier le temps, absurde marche à la mort, chaque instant détruisant le précédent. À ce temps il faut échapper et détruire les lois physiques, sociales et morales du monde. Pour se soustraire à cet enfer, il faut être initié à une certaine connaissance ou gnose, qui révèle à chacun sa nature supérieure et le salut».51 On a là l'essentiel de ce que les différentes pensées ésotériques véhiculeront jusqu'à nos jours. «Tous les hommes connaissent leur enfer en cette vie; tous sont soumis aux limitations naturelles et aux angoisses existentielles qui constituent l'essence de l'enfer. Ici, l'enfer, c'est chacun d'entre nous, c'est ma vie, c'est moi-même. Cet enfer présent cessera lors de la victoire générale et définitive du bien, quelle que soit la forme sous laquelle on envisage cet événement. Nul besoin donc d'élaborer des supplices futurs pour les méchants puisque la frustration fondamentale, base essentielle d'un enfer futur, n'existe pas».52

En Occident, ce ne fut pas avant le XVIIIe siècle que les philosophes reconnurent l'enfer comme relevant de l'angoisse existentielle. Dans son Bélisaire, Marmontel «s'élève contre l'aspect barbare que révèle la croyance à l'enfer. Dans un passage resurgit l'idée d'après laquelle le véritable enfer existe sur terre, dû aux gouvernants, fauteurs d'injustices et de guerres : "Si la violence et cruauté lui mettent [à Dieu] la flamme et le fer à la main, si les princes qui la professent, faisant de ce monde un enfer, tourmentent au nom d'un Dieu de paix ceux qu'ils devraient aimer et plaindre, on croira de deux choses l'une : ou que leur religion est barbare, ou qu'ils ne sont pas dignes d'elle"».53 Un siècle plus tard, si Baudelaire invitait à la descente et Rimbaud y passait une saison, l'enfer semblait ne plus concerner que les poètes maudits, tel Lautréamont. Au XXe siècle, dans la foulée de Hegel, Heidegger situait l'enfer dans l'angoisse existentielle, «insistant sur le désespoir qu'engendre la fusion du moi dans l'anonyme "on" : le moi est pris dans la conscience de son insuffisance face à son destin, de ses limites face à la mort et, ainsi, "le frisson de l'angoisse court sans cesse à travers l'être humain"».54 Mais c'est Jean-Paul Sartre qui en fixe la définition moderne :

«Jean-Paul Sartre a certainement lancé une des grandes formules du siècle lorsqu'il a écrit : "L'enfer, c'est les aures". Son enfer se déroule à Huis clos. Dans ce monde dont on ne s'échappe pas. Il n'y a aucune issue hors de la prison de l'humanité. Et même s'il en existait une, on ne l'utiliserait pas. Dans le salon où sont enfermés les trois personnages, la porte est un moment ouverte. Pourtant personne n'en profite : les damnés se haïssent mais sont inséparables.

Ils sont trois, autre condition indispensable. L'enfer est dans la relation avec l'autre sous le regard d'un troisième. Chacun n'existe que par les autres et leur regard est un jugement. Dans le salon infernal, pas de miroir : on ne peut se voir qu'à travers les autres, qui possèdent notre être : "Vous m'avez volé jusqu'à mon visage : vous le connaissez et je ne le connais pas", dit Inès. Dans ces conditions, nul besoin de démons tourmenteurs : la présence d'autrui suffit à créer l'enfer : "Vous allez vois comme c'est bête. Bête comme chou! Il n'y a pas de torture physique, n'est-ce pas? Et cependant nous sommes en enfer. Et personne ne doit venir. Personne. Nous resterons jusqu'au bout seuls ensemble. C'est bien ça? En somme, il y a quelqu'un qui manque ici, c'est le bourreau [...]. Eh bien, ils ont réalisé une économie de personnel. Voilà tout". Cette souffrance est beaucoup plus efficace que celle de l'ancien enfer, que regrette Garcin : "Ouvrez! Ouvrez donc! J'accepte tout : les brodequins, les tenailles, le plomb fondu, les pincettes, le garrot, tout ce qui brûle, tout ce qui déchire, je veux souffrir pour de bon. Plutôt cent morsures, plutôt le fouet, le vitriol, que cette souffrance de tête, ce fantôme de souffrance qui frôle, qui caresse et qui ne fait jamais assez mal".

Dans l'enfer sartrien, chacun se sent dépossédé de lui-même. Nous ne sommes pas ce que nous voudrions paraître, nous sommes ce que les autres nous voient être. Les regrets sont inévitables et vains : "Garcin : - Je suis mort trop tôt. On ne m'a pas laissé le temps de faire mes actes. Inès : - On meurt toujours trop tôt, ou trop tard. Et cependant la vie est là, terminée; le trait est tiré, il faut faire la somme. Tu n'es rien d'autre que ta vie". Il n'y plus qu'à se résigner : "Alors, c'est ça, l'enfer. Je n'aurais jamais cru [...]. Vous vous rappelez : le soufre, le bûcher, le gril [...]. Ah! quelle plaisanterie. Pas besoin de gril : l'enfer, c'est les autres".

Dans cette optique, même ce que nous appelons l'amour est une infernale illusion, qui n'a jamais rendu heureux personne. Loin d'être la communion de deux êtres, il s'agit du conflit de deux "moi", chacun tentant de dominer l'autre et de l'exploiter pour se dissimuler à soi-même son néant et se donner l'illusion d'un en-soi. Se donner est en fait s'imposer, dans le vain espoir de se trouver soi-même».55

Chez Albert Camus, enfin, être et enfer deviennent synonyme : «Avoir conscience de la vanité de l'existence, d'être jeté dans un monde sans but, sans fin, sans signifi-cation, être "étranger" à l'univers et aux autres : c'est cela l'enfer. Tout ce que nous pouvons faire, c'est appréhender notre condition lucidement et dans une attitude de défi».56 L'existentialisme athée de Sartre et de Camus semble apporter le dernier mot à l'enfer, expérience systématisée d'ailleurs chez Beckett, dans En attendant Godot. Jacob Boehme, au XVIIe siècle, écrivait : «Le Dieu saint et le Dieu du monde ténébreux ne sont pas deux dieux : il n'y a qu'un Dieu unique; il est à lui-même tout être, il est le bien et le mal, le ciel et l'enfer, la lumière et les ténèbres, l'éternité et le temps, le commencement et la fin».57 La déchéance de l'Être unie le Créateur et sa créature, les anéantissant tous les deux dans une même négativité. Désormais et pour toujours, l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis sont simultanément en nous. Ce sont des instances qui appellent la deuxième topique freudienne, celle du Ça, du Moi et du Surmoi. L'instance des passions non éduquées, non maîtrisées, qui conduit à l’auto-destruction et voire, à l'anéantissement pur et simple de notre monde. Au sommet, l'instance des idéaux de pureté et de dépassement représentée par Béatrice, dans le poème de Dante ne semble plus disposer de représentants modernes.

Que reste-t-il de l'enfer après tout cela? Pourtant, conclut Minois, «cette merveilleuse construction n'a en aucun temps fonctionné correctement. Elle a toujours péché par une volonté excessive de perfection qui a conduit à des contradictions insolubles : jamais les théologiens n'ont pu expliquer correctement comment un feu que l'on veut matériel peut agir sur des âmes immatérielles, comment des damnés qui continuent à penser dans le temps ne peuvent plus se repentir, comment un Dieu bon et tout-puissant peut tolérer cet échec éternel de sa création. L'état de souffrance absolue que voulait décrire l'enfer chrétien était miné par trop de contradictions internes pour être vraiment crédible».58 Les souffrances subjectives de l'enfer intériorisées par les fidèles à la suite d'une prédication terroriste se sont ajoutées aux souffrances objectives qui sont le propre du Mal sur terre. Elles n'ont pas tant exercées cette solution de catharsis que les prédicateurs les mieux intentionnés lui conféraient. Elles ont plutôt alourdi la conscience coupable des croyants et la terreur instinctive des populations qui ne pouvaient accéder à cet enfer philosophique, produit de la rationalité des scolastiques ou des philosophes laïcs ou athées.

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Si j’avais à écrire La Divine Comédie…, elle serait sans doute pleine du mystère qui habite l'histoire de l'humanité, tant dans ses individus que dans son ensemble. J'y apporterait la célèbre phrase tirée des Principes de la philosophie du droit : «Lorsque la philosophie peint sa grisaille dans la grisaille, une manifestation de la vie achève de vieillir. On ne peut pas la rajeunir avec du gris sur du gris, mais seulement la connaître. Ce n’est qu’au début du crépuscule que la chouette de Minerve prend son envol». Sans doute est-ce à ce moment précis pour la civilisation, lorsque pointe son crépuscule, que notre regard peut le mieux percer les ombres de sa nuit. Et que c’est parce qu’il vécut l’automne du Moyen Âge que Dante put pénétrer, en ce moment privilégié, le fond de toutes civilisations : «Au milieu de la course de notre vie, je perdis le véritable chemin, et je m’égarai dans une forêt obscure : ah! il serait trop pénible de dire combien cette forêt, dont le souvenir renouvelle ma crainte, était âpre, touffue et sauvage. Ses horreurs ne sont pas moins amères que les atteintes de la mort. Pour expliquer l’appui secourable que j’y rencontrai, je dirai quel autre spectacle s’offrit à mes yeux. Je ne puis pas bien retracer comment j’entrai dans cette forêt, tant j’étais accablé de terreur, quand j’abandonnai la bonne voie. Mais à peine fus-je arrivé au pied d’une colline où se terminait la vallée qui m’avait fait ressentir un effroi si cruel, que je levai les yeux et que je vis le sommet de cette colline revêtu des rayons de l’astre qui est un guide sûr dans tous les voyages. Alors s’affaiblit la crainte qui m’avait glacé le cœur pendant la nuit où j’étais si digne de pitié». De l’angoisse de l'automne, Dante nous fait passer à l’aurore de la primavera; entendons-nous, à l’aurore de la modernité. Entre le crépuscule et l’aurore s’étend l’empire du Grand-Duc⌛

Montréal

30 juillet 2022

1 G. Minois. Histoire des enfers, Paris, Fayard, 1991, p. 9.

2 G. Minois. ibid. p. 9.

3 G. Minois. ibid. p. 10.

4 G. Minois. ibid. p. 13.

5 G. Minois. ibid. p. 14.

6 G. Minois. ibid. p. 16.

7 G. Minois. ibid. p. 16

8 G. Minois. ibid. p. 17.

9 G. Minois. ibid. p. 18.

10G. Minois. ibid. pp. 18-19.

11G. Minois. ibid. p. 19.

12G. Minois. ibid. pp. 20-21.

13G. Minois. ibid. p. 23.

14G. Minois. ibid. p. 28.

15G. Minois. ibid. p. 26.

16G. Minois. ibid. p. 27.

17G. Minois. ibid. p. 37.

18G. Minois. ibid. p. 38.

19G. Minois. ibid. p. 38.

20G. Minois. ibid. p. 39.

21G. Minois. ibid. pp. 39-40.

22G. Minois. ibid. p. 53.

23G. Minois. ibid. pp. 55-56.

24G. Minois. ibid. pp. 57-58.

25G. Minois. p. 55.

26G. Minois. ibid. p. 59.

27G. Minois. ibid. p. 74.

28G. Minois. ibid. p. 74.

29G. Minois. ibid. pp. 74-75.

30G. Minois. ibid. p. 78.

31G. Minois. ibid. p. 89.

32Cité in G. Minois. ibid. p. 86.

33G. Minois. ibid. p. 97.

34G. Minois. ibid. pp. 94-95.

35G. Minois. ibid. pp. 101-102.

36G. Minois. ibid. p. 105.

37G. Minois. ibid. p. 106.

38G. Minois. ibid. pp. 157-158.

39G. Minois. ibid. p. 160.

40G. Minois. ibid. p. 168.

41G. Minois. ibid. p. 174.

42G. Minois. ibid. p. 184.

43G. Minois. ibid. p. 174.

44G. Minois. ibid. p. 168.

45G. Minois. ibid. p. 229.

46G. Minois. ibid. p. 273.

47G. Minois. ibid. p. 338.

48G. Minois. ibid. p. 339.

49G. Minois. ibid. pp. 357-358.

50G. Minois. ibid. p. 390.

51G. Minois. ibid p. 49.

52G. Minois. ibid. pp. 83-84.

53G. Minois. ibid. p. 103.

54G. Minois. ibid. p. 312.

55G. Minois. ibid. p. 394.

56G. Minois. ibid. pp. 393-394.

57G. Minois. ibid. pp. 394-395.

58Cité in G. Minois. ibid. p. 398.

59G. Minois. ibid. p. 400.

Montréal
16 septembre 2014

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